On dit bien "capitaux", parce que dans la mode il y en d’autres, des mineurs, des délectables, des irrésistibles, des faiblesses avouées par podium interposé, à demi- pardonnées aux soldes d’été. 

La mode est &agrave; la fois un art et une puissante industrie. Elle m&ecirc;le beaucoup d&rsquo;ego et des enjeux &eacute;conomiques consid&eacute;rables. C&rsquo;est souvent la recette des &eacute;pop&eacute;es flamboyantes, avec ses coups d&rsquo;&eacute;clat, ses drames et ses secrets.&nbsp;

Puisqu&rsquo;elle colle &agrave; la peau de chacun, elle est soumise aux m&ecirc;mes turpitudes (a)morales que ceux qui la portent&nbsp;: la col&egrave;re, l&rsquo;envie, l&rsquo;avarice, l&rsquo;orgueil, la gloutonnerie, la paresse et la luxure. Le corollaire de la cr&eacute;ation, c&rsquo;est l&rsquo;humanit&eacute;, dans toutes ses dimensions, d&egrave;s que les sens sont sollicit&eacute;s. Nous avons demand&eacute; leur point de vue &agrave; des acteurs impliqu&eacute;s du milieu. Avec bienveillance et lucidit&eacute;, intimes avec la mode, ils nous ont partag&eacute; leur exp&eacute;rience circonstanci&eacute;e de ces &laquo;&nbsp;p&eacute;ch&eacute;s capitaux&nbsp;&raquo;, au parfum capiteux de sinc&eacute;rit&eacute;.

La Col&egrave;re mode d&rsquo;Antigone Schilling, journaliste belge expatri&eacute;e &agrave; Paris, collectionneuse et passionn&eacute;e de cr&eacute;ation

Antigone Schilling © Pierre-Gilles Delorme

Naco Paris

&quot;Moi qui aime la vraie mode, qui ch&eacute;ris les radicaux, ceux qui font bouger les lignes, je crains que leur nombre ne se r&eacute;duise de plus en plus. Il faudrait trouver un &eacute;quilibre entre de nouvelles propositions de styles, et le merchandising qu&rsquo;une grande majorit&eacute; du public pl&eacute;biscite.&nbsp;

Car aujourd&rsquo;hui, la cr&eacute;ation n&rsquo;est plus au premier plan dans la mode. On mise sur le produit, en cons&eacute;quence de quoi les vrais talents n&rsquo;ont plus d&rsquo;opportunit&eacute;s de s&rsquo;exprimer. Toute la place est occup&eacute;e par des personnalit&eacute;s instagrammables, comme si la popularit&eacute; avait surclass&eacute; l&rsquo;inventivit&eacute;. Je ne suis pas la seule que &ccedil;a met en col&egrave;re, qu&rsquo;on favorise le buzz sur le talent. L&rsquo;espace que ces soi-disant cr&eacute;ateurs occupent, des esprits pr&eacute;curseurs ne l&rsquo;ont plus. Cette col&egrave;re, c&rsquo;est le reflet de notre &eacute;poque. Katharine Hamnett a choisi de prendre position de fa&ccedil;on originale, avec de l&rsquo;humour et des slogans percutants. Elle exerce une forme de militantisme, par la forme et le fond. Mais c&rsquo;est toujours tendancieux&nbsp;: m&ecirc;me quand la mode s&rsquo;engage, comme par exemple Vivienne Westwood en faveur de l&rsquo;environnement, la finalit&eacute; commerciale d&eacute;force souvent toute la d&eacute;marche.&nbsp;

Pour bousculer la mode aujourd&rsquo;hui, il faudrait &ecirc;tre capable d&rsquo;en casser les codes. Naco Paris, cr&eacute;ateur artisan activiste, est en mesure d&rsquo;&eacute;gratigner le syst&egrave;me. Il porte un discours contestataire, et parvient &agrave; diffuser suffisamment son univers pour en vivre. Il est radical, coh&eacute;rent, il exprime ses col&egrave;res. Mais comme on l&rsquo;a compris, toutes les col&egrave;res finissent par &ecirc;tre r&eacute;cup&eacute;r&eacute;es. C&rsquo;est le cas de l&rsquo;upcycling, qui s&rsquo;&eacute;l&egrave;ve contre la surconsommation, et qui n&rsquo;a finalement pour objet que de faire du profit &agrave; son tour.&nbsp;

En mode, toutes les bonnes intentions finissent par s&rsquo;inscrire dans le cycle de la machine. Personnellement, cette m&eacute;canique ne me perturbe pas. Parce que ce qui devrait nous mettre en col&egrave;re, ce sont d&rsquo;abord les conditions de fabrication des collections des marques, qui dans leur immense majorit&eacute;, ne sont pas assez vigilantes. Les moyens mis en &oelig;uvre pour faire du b&eacute;n&eacute;fice sont presque toujours ind&eacute;cents. Mais je pense aussi que &ccedil;a va bouger. Parce qu&rsquo;il y a de saines col&egrave;res, m&ecirc;me dans la mode.&quot;

L&rsquo;Envie (de cr&eacute;er) d&rsquo;Olivier Theyskens, cr&eacute;ateur de mode pour sa marque &eacute;ponyme, et directeur artistique d&rsquo;Azzaro

Olivier Theyskens © Thomas Deschamps

Cloche avec main et anneau, Gucci

La Mariee - Maison Rabih Kayrouz © Julien Thomas Hamon

Bijoux Elsa Schiparelli

&quot;L&rsquo;envie, c&rsquo;est le moteur, l&rsquo;&eacute;lan pr&eacute;alable pour cr&eacute;er le d&eacute;sir. Ensuite, elle se mue en tentation d&rsquo;achat. Quand les cr&eacute;ateurs traduisent leurs envies en mode, ils transmettent en m&ecirc;me temps une vision. Si des gens souhaitent l&rsquo;adopter pour exprimer leur personnalit&eacute;, c&rsquo;est une bonne envie. L&agrave; o&ugrave; &ccedil;a d&eacute;rape parfois entre les marques, &ccedil;a peut &ecirc;tre dans un contexte li&eacute; &agrave; la concurrence, quand on s&rsquo;inspire des m&eacute;thodes des autres. Mais dans le domaine des affaires, c&rsquo;est plut&ocirc;t sain. D&rsquo;autant qu&rsquo;il ne sert &agrave; rien de c&eacute;der &agrave; des faiblesses, puisque tout cela s&rsquo;effiloche tr&egrave;s vite, au moindre changement de cap de la soci&eacute;t&eacute;.&nbsp;

Dans la vie quotidienne, l&rsquo;envie est simplement humaine&hellip; Elle r&eacute;side moins dans la gen&egrave;se de la cr&eacute;ation, que dans la fa&ccedil;on dont elle sera utilis&eacute;e. Dans la mode, il y a une confr&eacute;rie, une tol&eacute;rance entre les cr&eacute;ateurs. En tout cas, pas de jalousie affich&eacute;e. L&rsquo;envie est un moteur, tandis que la jalousie qui en d&eacute;coule peut mener &agrave; la pulsion d&rsquo;exercer un ascendant sur l&rsquo;autre, plut&ocirc;t que de se sublimer. Les r&eacute;seaux sociaux sont assez symptomatiques de ce d&eacute;calage avec sa propre image. Instagram m&egrave;ne souvent &agrave; une forme de frustration. Alors que la mode, dans son id&eacute;al, exalte un d&eacute;sir d&rsquo;adopter une allure et une attitude, &agrave; l&rsquo;inverse des photos post&eacute;es filtr&eacute;es, o&ugrave; l&rsquo;on exhibe son dressing pour rendre des inconnus envieux.&nbsp; C&rsquo;est la nuance entre inspirer et exhiber. La fa&ccedil;on dont les gens utilisent la mode est souvent biais&eacute;e, quand ils c&egrave;dent &agrave; la facilit&eacute; de d&eacute;penser &agrave; tout-va pour &ecirc;tre les plus voyants possible, et susciter l&rsquo;envie. Quand je cr&eacute;e, c&rsquo;est pour que les femmes qui portent mes v&ecirc;tements se sentent justes, sans besoin d&eacute;plac&eacute; de d&eacute;monstration. J&rsquo;ai tr&egrave;s rarement appliqu&eacute; des logos, l&rsquo;ornementation compulsive ne m&rsquo;int&eacute;resse pas beaucoup. La valeur d&rsquo;un v&ecirc;tement se ressent en ce qu&rsquo;il enrichit celui qui le porte, au lieu de mat&eacute;rialiser la richesse &agrave; laquelle il pr&eacute;tend. L&rsquo;envie qui l&rsquo;a pr&eacute;c&eacute;d&eacute; combine de multiples facettes, tout comme chaque individu anim&eacute; de d&eacute;sirs.&quot;

L&rsquo;Avarice&nbsp;: sans contrefa&ccedil;on, elles prot&egrave;gent la cr&eacute;ation. Corinne Champagner Katz et Audrey Katz

Corinne Champagner Katz, avocate au Barreau de Paris, spécialiste en propriété intellectuelle et Audrey Katz, directrice du Cabinet CCK AVOCATS, spécialisé dans la valorisation des actifs immatériels, notamment ceux de la mode.

Guy Laroche printemps-été 2020

&quot;Faire des &eacute;conomies de cr&eacute;ation et de production a un lien avec l&rsquo;app&acirc;t du gain. L&rsquo;avarice dans la mode, c&rsquo;est la gen&egrave;se d&rsquo;une forme de malhonn&ecirc;tet&eacute;, qui ne dit pas son nom, et se vend avec des bons de r&eacute;duction. Le pr&ecirc;t-&agrave;-porter a bascul&eacute; au d&eacute;but des ann&eacute;es 2000, avec les g&eacute;ants de la fast fashion, qui sont en quelque sorte devenus des dealers de para&icirc;tre &agrave; bas co&ucirc;t, avec les m&ecirc;mes proc&eacute;d&eacute;s&nbsp;: copier des mod&egrave;les fra&icirc;chement pr&eacute;sent&eacute;s &agrave; la client&egrave;le, les fabriquer vite et pas cher, les vendre au rabais, r&eacute;cup&eacute;rer beaucoup, rendre les gens d&eacute;pendants. Ils ont r&eacute;pandu le pillage des savoir-faire via la contrefa&ccedil;on, pour une rentabilit&eacute; rapide. Beaucoup de marques de luxe fonctionnent d&rsquo;une mani&egrave;re finalement assez proche, avec simplement des prix plus &eacute;lev&eacute;s. Tr&egrave;s vite, la fast fashion a bouscul&eacute; les calendriers des collections, en produisant plus vite que les marques elles-m&ecirc;mes leurs propres mod&egrave;les. Ainsi, un concept qui a n&eacute;cessit&eacute; des mois de travail, d&rsquo;&eacute;nergie et de r&eacute;flexion pour cr&eacute;er une pi&egrave;ce originale, est vid&eacute; de son sens en quelques jours. C&rsquo;est d&eacute;sesp&eacute;rant pour les cr&eacute;ateurs qui ont su&eacute; sang et eau pour trouver l&rsquo;&eacute;quilibre parfait d&rsquo;une fermeture ou d&rsquo;un tomb&eacute;. L&rsquo;innovation simplifi&eacute;e est ensuite appliqu&eacute;e &agrave; toute une collection, avec &agrave; peine quelques nuances.&nbsp;

&nbsp;Lorsque quelqu&rsquo;un cr&eacute;e, il est face &agrave; une feuille blanche. Il prend le risque d&rsquo;imaginer, de concevoir, de se confronter au vertige de d&eacute;fricher. Le contrefacteur est celui qui convoite le r&eacute;sultat de cette exploration intime, mais ne veut pas du travail qui y m&egrave;ne. Il est &eacute;tranger &agrave; la notion de don de soi. C&rsquo;est l&agrave; qu&rsquo;intervient la copie, qui a toujours exist&eacute;, dans tous les domaines. Elle d&eacute;coule du constat qu&rsquo;on n&rsquo;est pas capable d&rsquo;inventer, de d&eacute;cider. On dit qu&rsquo;il vaut mieux &ecirc;tre copi&eacute; que de passer inaper&ccedil;u. L&eacute;galement, bien s&ucirc;r, &ccedil;a ne tient pas. La cr&eacute;ation est un droit de propri&eacute;t&eacute;, qu&rsquo;on ne peut soustraire &agrave; ses concepteurs. L&rsquo;avarice peut &ecirc;tre rapproch&eacute;e du vol, parce qu&rsquo;elle rec&egrave;le l&rsquo;envie de poss&eacute;der. Quand on ach&egrave;te une copie, on devient complice d&rsquo;un vol de cr&eacute;ation. En outre, cette avarice entra&icirc;ne aussi des conditions &eacute;thiques et sanitaires d&eacute;plorables. Il ne faut pas oublier que derri&egrave;re la contrefa&ccedil;on, on trouve presque toujours des financements issus de la grande criminalit&eacute;. D&rsquo;autre part, l&rsquo;app&acirc;t du gain dans l&rsquo;industrie de la mode a largement favoris&eacute; la d&eacute;localisation. En temps de crise, on se rend compte que retrouver son ind&eacute;pendance de production et revenir au circuit court, c&rsquo;est extr&ecirc;mement compliqu&eacute;. Pourtant, c&rsquo;est fondamental sur le plan &eacute;conomique.&nbsp;

Nous avons toujours un peu de peine pour le concepteur qui voit son id&eacute;e d&eacute;mocratis&eacute;e, galvaud&eacute;e, et qui ne pourra m&ecirc;me plus la vendre au prix cr&eacute;ateur. L&rsquo;un des graves revers de la copie, c&rsquo;est qu&rsquo;elle amoindrit le produit de la cr&eacute;ation. Quelque chose d&rsquo;extraordinaire va devenir ordinaire, trop vu, quasiment avant d&rsquo;avoir exist&eacute;. Et &ccedil;a, c&rsquo;est absolument contraire &agrave; l&rsquo;amour et &agrave; la fiert&eacute; de la cr&eacute;ation.&quot;

L&rsquo;Orgueil&nbsp;&agrave; la mode, d&eacute;crypt&eacute; par Donald Potard, expert du luxe, fondateur du groupe Jean Paul Gaultier

Donald Potard

Vanity box, Byredo,  2 300 €.

Bague or blanc 18k et diamants, Isabelle Lenfant © Julien Claessens

Bouquet Crown, Roger Vivier

&quot;Rien que dans le mot cr&eacute;ateur, il y a un orgueil fou. Parce que l&rsquo;ultime Cr&eacute;ateur, c&rsquo;est Dieu. Quand on parlait encore de couturier, on &eacute;tait dans le lexique de l&rsquo;artisan. Puis ce vocabulaire est devenu ringard dans les ann&eacute;es 80, et une nouvelle appellation en a fait une divinit&eacute;.&nbsp;

Depuis, dans la mode, on parle de grande pr&ecirc;tresse pour une journaliste influente, de grands-messes&nbsp;pour les fashion weeks. Moi, on m&rsquo;avait m&ecirc;me appel&eacute; le gourou du co-branding. On va d&eacute;sormais faire du shopping dans des temples de la consommation, autant d&rsquo;&eacute;vocations religieuses qui tiennent de l&rsquo;orgueil. Des cr&eacute;ateurs humbles, il y en a peu. Pire, certains font des mines : Je ne suis pas un artiste, je suis juste un artisan. Mais la Couture, c&rsquo;est de l&rsquo;art&nbsp;! Un mod&eacute;liste est un artisan, et un couturier, s&rsquo;il fait bien son travail, c&rsquo;est r&eacute;ellement un artiste. Toute cette fausse modestie, c&rsquo;est de l&rsquo;orgueil pur.&nbsp;

Sous Marie-Antoinette, avec les robes de cour, la mode &eacute;tait taill&eacute;e d&rsquo;orgueil, puis il y a eu un rejet du faste sous la R&eacute;volution fran&ccedil;aise&nbsp;: il fallait que tout le monde soit habill&eacute; pareil. Ensuite, on est revenu au luxe ostentatoire sous le directoire. La mode a r&eacute;cup&eacute;r&eacute; sa fonction sociale, sa mission d&rsquo;expression du pouvoir. Mais encore &agrave; l&rsquo;&eacute;poque, c&rsquo;est celui qui portait le v&ecirc;tement qui en tirait gloire. Progressivement, il y a eu un glissement d&rsquo;int&eacute;r&ecirc;t vers les faiseurs, avec l&rsquo;adoration des fabricants de tissu. L&rsquo;industrie a connu un bouleversement avec Worth, un producteur d&rsquo;&eacute;toffes qui faisait de la cr&eacute;ation. &Agrave; l&rsquo;&eacute;poque, la griffe d&rsquo;un v&ecirc;tement &eacute;tait encore cousue &agrave; l&rsquo;int&eacute;rieur de la doublure : il fallait en d&eacute;coudre, litt&eacute;ralement, pour trouver la signature.&nbsp;

De l&agrave; s&rsquo;est op&eacute;r&eacute;e une &eacute;trange &eacute;volution vers ce moment o&ugrave; la griffe est devenue plus importante que la pi&egrave;ce sur laquelle elle &eacute;tait cousue. Au Japon, dans les ann&eacute;es 50-60, les femmes qui se d&eacute;chaussaient pour d&eacute;jeuner ont insist&eacute; pour que la marque grav&eacute;e traditionnellement sous la semelle, soit brod&eacute;e &agrave; l&rsquo;int&eacute;rieur. Pour qu&rsquo;on la voie bien. Rapidement, avec l&rsquo;av&egrave;nement du pr&ecirc;t-&agrave;-porter, la cr&eacute;ation a aussi eu besoin d&rsquo;un visage, d&rsquo;une incarnation pour &ecirc;tre ador&eacute;e. Chanel avait tout compris&nbsp;: la notori&eacute;t&eacute; de sa couture a toujours tourn&eacute; autour de sa personne.&nbsp;

Tout cela suivait une implacable logique concurrentielle : puisque les maisons se faisaient (et se font plus que jamais) la guerre, il leur fallait des g&eacute;n&eacute;raux. Paradoxalement, l&rsquo;&egrave;re des DA divas est tomb&eacute;e en d&eacute;su&eacute;tude. D&eacute;sormais, les marques r&eacute;cup&egrave;rent leur propre aura, sans cr&eacute;ateur connu en figure de proue. L&rsquo;orgueil est revenu &agrave; l&rsquo;envoyeur. Mais tout est cyclique dans la mode : &ccedil;a reviendra. Le marketing va et vient du cr&eacute;ateur &agrave; sa cr&eacute;ation. Ainsi s&rsquo;enorgueillit le monde de la mode.&quot;

Gloutonnerie*&nbsp;et surproduction, dig&eacute;r&eacute;es par Anne-Val&eacute;rie Hash, cr&eacute;atrice de mode

Anne Valérie Hash

Veggie Burger Ring, Nadine Ghosn sur Moda Operandi

&quot;Dans sa chanson &quot;Foule Sentimentale&quot; de 1993, Alain Souchon nous parlait d&eacute;j&agrave; d&rsquo;Avoir les quantit&eacute;s d&#39;choses / Qui donnent envie d&#39;autre chose / A&iuml;e, on nous fait croire / Que le bonheur c&#39;est d&#39;avoir / De l&#39;avoir plein nos armoires / D&eacute;risions de nous d&eacute;risoires. La fast fashion n&rsquo;en &eacute;tait qu&rsquo;&agrave; ses d&eacute;buts, mais tout &eacute;tait dit. D&egrave;s la fin des ann&eacute;es 80, on a commenc&eacute; &agrave; surconsommer la mode avec les grandes enseignes de mass-market qui nous ont fait croire qu&rsquo;on avait besoin de toujours plus, alors qu&rsquo;on avait d&eacute;j&agrave; trop.&nbsp;

Finalement, on se rassure sur notre appartenance avec des silhouettes paradoxalement tellement versatiles, qu&rsquo;on ne sait plus qui l&rsquo;on est. Il y a tant de looks qui se m&eacute;langent et se croisent (un jour c&rsquo;est le hippie, le lendemain les &eacute;paulettes &agrave; la Balmain), qu&rsquo;&agrave; la fin, il n&rsquo;y a plus de style. &Agrave; part peut-&ecirc;tre les vestiaires gothique, romantique ou street, qui perdurent chez les ados.&nbsp;

Dans les ann&eacute;es 80, les femmes avaient un style identifiable, qui leur permettait de s&rsquo;affirmer. On &eacute;tait une femme Yohji, une femme Saint Laurent, une femme Lacroix, une femme Kenzo&hellip; On arrivait &agrave; mettre un nom sur les silhouettes. Aujourd&rsquo;hui, il n&rsquo;y a plus qu&rsquo;une seule &eacute;tiquette : celle de la fast fashion, qui copie les grands du monde de la mode, en simplifiant les id&eacute;es des cr&eacute;ateurs, qui sont, il est vrai, parfois complexes. La copie simplifi&eacute;e est d&rsquo;ailleurs parfois plus facile &agrave; porter, donc on est tent&eacute; d&rsquo;en rajouter. Parce que dans la mode, la gloutonnerie a biais&eacute; la sati&eacute;t&eacute;. Quand Margiela d&eacute;tournait une pi&egrave;ce, il lui conf&eacute;rait essence et profondeur. Mais une fois copi&eacute;, le trait de g&eacute;nie est d&eacute;voy&eacute;. La radicalit&eacute; de la cr&eacute;ation des ann&eacute;es 80, c&rsquo;&eacute;tait une identit&eacute; consolid&eacute;e. Aujourd&rsquo;hui, tout est diffus, &eacute;parpill&eacute;, on n&rsquo;en retient rien. Ce sont les collections fleuves qui noient la vraie cr&eacute;ativit&eacute;. Des usines &agrave; fabriquer de la cr&eacute;ation qui diluent l&rsquo;inventivit&eacute;.&nbsp;

On d&eacute;veloppe une collection &agrave; l&rsquo;infini, en esp&eacute;rant que le chiffre d&rsquo;affaires suivra. La gloutonnerie, c&rsquo;est aussi vouloir d&eacute;velopper pour une m&ecirc;me saison une infinit&eacute; de mod&egrave;les qui se ressemblent. Un consommateur perdu dans la multiplicit&eacute; de l&rsquo;offre, c&rsquo;est un acheteur qui ne sait pas choisir, et qui, avec un peu de chance, prendra tout. Mais la fast fashion a d&eacute;mocratis&eacute; la mode, il faut lui laisser &ccedil;a. Ce faisant, elle lui a aussi coup&eacute; une bonne part de son go&ucirc;t, tout en lui aiguisant l&rsquo;app&eacute;tit. &quot;

&nbsp;

*Le p&eacute;ch&eacute; capital n&rsquo;est pas la gourmandise, contrairement &agrave; l&rsquo;id&eacute;e re&ccedil;ue, mais bien son exc&egrave;s d&eacute;l&eacute;t&egrave;re, la gloutonnerie.

La Paresse quand le temps presse, selon Elvis Pompilio, modiste

Pyjama rose Disco Extravaganza, Lutz Huelle

Viktor & Rolf haute couture 2005

&quot;Aujourd&rsquo;hui, on se contente d&rsquo;appliquer un logo. On visite des archives, on regarde &agrave; gauche &agrave; droite ce que font les autres, et on ne cherche plus &agrave; fonder de signature ou d&rsquo;identit&eacute;&nbsp;: l&rsquo;essentiel est de vendre. Le style et la cr&eacute;ativit&eacute; sont doucement pass&eacute;s au second plan : la seule urgence est de trouver une bonne id&eacute;e, et &agrave; la limite, seuls les gens de la mode sont encore capables de reconna&icirc;tre les r&eacute;f&eacute;rences &agrave; l&rsquo;une ou l&rsquo;autre collection, elle-m&ecirc;me souvent d&eacute;j&agrave; copi&eacute;e sur quelqu&rsquo;un d&rsquo;autre.&nbsp;

Comme tout est disponible, partout, &agrave; tous les prix, l&rsquo;int&eacute;r&ecirc;t n&rsquo;est plus dans la cr&eacute;ativit&eacute;, mais dans la vendabilit&eacute;. Les clients pl&eacute;biscitent les logos, parce qu&rsquo;ils indiquent combien la pi&egrave;ce a co&ucirc;t&eacute;. Les basiques, comme le t-shirt ou la chemise blanche, on les ach&egrave;te dans la fast fashion. Quant &agrave; la pi&egrave;ce de d&eacute;monstration vulgaris&eacute;e, on la choisit avec la marque bien visible.&nbsp;

Il arrive de plus en plus souvent que des cr&eacute;ateurs s&rsquo;amusent &agrave; faire des copies de leurs pi&egrave;ces copi&eacute;es. Et comme tout le monde s&rsquo;engouffre dans le mouvement, l&rsquo;inventivit&eacute; et l&rsquo;innovation disparaissent progressivement. Chacun s&rsquo;approprie le travail de son voisin, mais puisque la mode a la m&eacute;moire courte, &ccedil;a passe sans g&ecirc;ne. Parfois, des cr&eacute;atifs de studios changent de maison, et transposent simplement ce qu&rsquo;ils faisaient pour leur employeur pr&eacute;c&eacute;dent, ajoutant une touche reconnaissable de la nouvelle marque qui les emploie. Ils changent l&rsquo;&eacute;tiquette, et font tout autant de profit. Car il n&rsquo;y a plus d&rsquo;ego non plus : les designers stars ont disparu, et avec eux l&rsquo;envie de marquer une empreinte. M&ecirc;me quand les divas des ann&eacute;es 2000 s&rsquo;inspiraient ailleurs &ndash; ils l&rsquo;ont presque tous fait &ndash; au moins allaient-ils chercher les id&eacute;es d&rsquo;artistes de niche, ils ne picoraient pas juste &agrave; c&ocirc;t&eacute; d&rsquo;eux.&nbsp;

Alors, le stylisme a fini par remplacer le style. Et les influenceurs ont r&eacute;pandu l&rsquo;ignorance de l&rsquo;histoire de la mode. Les vrais journalistes, avec une culture et un regard, peinent &agrave; se faire entendre. La m&eacute;diocrit&eacute; a remplac&eacute; le point de vue. Par paresse, on se demande si les marques ont encore un int&eacute;r&ecirc;t &agrave; faire de la cr&eacute;ation, puisque leurs id&eacute;es sont copi&eacute;es dans l&rsquo;heure par la grande distribution. Jusqu&rsquo;au moment o&ugrave; eux-m&ecirc;mes pr&eacute;f&egrave;rent faire du produit. Quand on a plus de visibilit&eacute; avec une photo d&rsquo;influenceuse sans le moindre texte, on d&eacute;sinvestit l&rsquo;analyse.&nbsp;

La nouveaut&eacute; est galvaud&eacute;e, et les cr&eacute;ateurs qui gardent leur int&eacute;grit&eacute; sont condamn&eacute;s &agrave; rester des p&eacute;pites cach&eacute;es, copi&eacute;es par les grandes enseignes. Qui paient des &eacute;quipes uniquement d&eacute;di&eacute;es &agrave; rep&eacute;rer ce qui pourra &ecirc;tre pomp&eacute; chez les designers impliqu&eacute;s. C&rsquo;est peut-&ecirc;tre l&rsquo;&eacute;litisme &agrave; outrance qui a men&eacute; &agrave; une vulgarisation radicale. Et dans la mode, la paresse actuelle tourne au coma&hellip;&quot;

Luxure&nbsp;: la s&eacute;duisante analyse mode&nbsp;de Serge Carreira, ma&icirc;tre de conf&eacute;rences &agrave; Sciences-Po, et sp&eacute;cialiste de la mode

Area automne-hiver 2020-2021

Bijoux de Ludovic Saint Sernain

&quot;Le corps est la base du v&ecirc;tement. Il y a une relation intime entre les deux. Il repr&eacute;sente le rapport aux autres que l&#39;on veut &eacute;tablir et c&#39;est ce qui guide le choix de chacun en s&#39;habillant. De ce fait, la mode se situe, intrins&egrave;quement, dans l&rsquo;univers de la s&eacute;duction. Christian Dior allait jusqu&#39;&agrave; &eacute;noncer&nbsp;: &quot;Les femmes s&#39;habillent non pour se couvrir mais pour plaire&quot;. Il y a donc quelque chose de&nbsp;sulfureux. Cela&nbsp; prend des formes diverses selon les &eacute;poques et les soci&eacute;t&eacute;s. &Agrave; la Renaissance, les d&eacute;collet&eacute;s valorisent&nbsp;avantageusement la poitrine, &eacute;moustillant ainsi les imaginaires alors que les gentilshommes portaient des braguettes disproportionn&eacute;es cr&eacute;ant une pro&eacute;minence au niveau de leur membre viril. Si on est loin du porno chic triomphal des ann&eacute;es 1990 et 2000, le v&ecirc;tement peut servir de support aux fantasmes les plus vari&eacute;s. Les cr&eacute;ateurs de mode n&#39;ont pas h&eacute;sit&eacute; &agrave; explorer les codes de l&#39;&eacute;rotisme, voire les tendances f&eacute;tichistes, bien avant les silhouettes sexy de la voluptueuse Kim Kardashian. Les tenues en cuir d&rsquo;un Montana, les bustiers d&rsquo;un Mugler, les courbes des robes d&#39;Azzedine Ala&iuml;a ou l&#39;esth&eacute;tique gay de Jean-Paul Gaultier sont canailles et volontiers provocantes, tout en refl&eacute;tant les cultures de leur &eacute;poque.

Le v&ecirc;tement peut &ecirc;tre une manifestation de pouvoir, et, par cons&eacute;quent, exprimer de fa&ccedil;on sous-jacente une puissance sexuelle. Les wonderwomen et goldenboys des ann&eacute;es 80 cultivaient &agrave; travers leur vestiaire une puissance &eacute;conomique, physique, et en filigrane, sexuelle.&nbsp;Le v&ecirc;tement couvre et ce faisant, il laisse libre cours &agrave; l&#39;imagination pour d&eacute;voiler ce qu&#39;il cache et projeter les fantasmes. Au&nbsp;XVIIIe si&egrave;cle, Jean-Jacques Rousseau disait, justement : &quot;Les femmes sauvages n&#39;ont pas de pudeur, car elles vont nues. Je r&eacute;ponds que les n&ocirc;tres en ont encore moins&nbsp;: car elles s&#39;habillent&quot;.&nbsp;Aujourd&rsquo;hui, l&#39;omnipr&eacute;sence du crop top sur TikTok en dit long sur les codes de la sexualit&eacute; de la nouvelle g&eacute;n&eacute;ration. Ce n&rsquo;est pas forc&eacute;ment de la luxure. Mais l&#39;exhibition du corps permet d&rsquo;affirmer&nbsp;son identit&eacute;. C&#39;est aussi une forme de prise de possession de son propre corps. Pour certaines jeunes femmes, c&rsquo;est un acte f&eacute;ministe. Pour certains gar&ccedil;ons, c&#39;est le rejet des st&eacute;r&eacute;otypes de la virilit&eacute;. La mode refl&egrave;te la soci&eacute;t&eacute; dans toutes ses dimensions. Elle embrasse l&rsquo;&eacute;volution des m&oelig;urs, refl&egrave;te chaque r&eacute;volution, s&#39;inscrit dans les attitudes et les habitudes. La luxure, cach&eacute;e ou exacerb&eacute;e, se lit dans chaque doublure.&quot;

Les 7 péchés capitaux de la mode décryptés par des experts de l'industrie

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